Le sommeil monophasique : quand le système transforme une norme sociale en vérité biologique
- Audrey Hesseling

- 14 oct.
- 2 min de lecture
Et si “mal dormir” n’était pas un trouble individuel, mais une conséquence systémique ?
Saviez-vous que pendant des siècles, les humains ne dormaient pas huit heures d’affilée ?
L’historien Roger Ekirch (At Day’s Close: Night in Times Past, 2005) a retrouvé des centaines de références au “premier sommeil” et au “second sommeil” dans les journaux, lettres et textes médicaux du Moyen Âge et de la Renaissance. C'était la norme dans de nombreuses sociétés préindustrielles, en Europe, en Afrique, en Asie, en Amérique du Sud et au Moyen-Orient. Il a trouvé des traces de cette pratique dès le VIIIe siècle av. J.-C. dans L’Odyssée d’Homère, et suppose que ce rythme remonte à la préhistoire, comme un héritage de nos ancêtres confrontés à la nécessité de veiller pour se protéger des prédateurs ou pour entretenir le feu
Les gens se couchaient quelques heures après le coucher du soleil, dormaient 3 à 4 heures, se réveillaient naturellement pendant 1 à 2 heures — puis retournaient dormir jusqu’à l’aube.
Ce moment d’éveil n’était pas perçu comme un trouble. On priait, on lisait, on discutait, on aimait.
Des études anthropologiques montrent que certaines sociétés traditionnelles (comme les Tivs du Nigeria ou les Marrons du Suriname) pratiquent encore ce sommeil segmenté, surtout là où l’éclairage artificiel est absent
C’était une part normale du rythme biologique.
🌙 Le basculement : quand la nuit devient un problème
Avec la révolution industrielle, les horaires de travail et l’éclairage artificiel ont redéfini notre rapport au temps. Les soirées se sont rallongées, les nuits raccourcies, et le sommeil a dû se conformer à la productivité.
Ce que Thomas Wehr, chercheur au National Institute of Mental Health, a démontré dans les années 1990 : Quand on rétablit des nuits longues et obscures (≈ 14h), les volontaires reviennent spontanément à un sommeil biphasique naturel (Wehr, Journal of Sleep Research, 1992).
Autrement dit, notre biologie n’a pas changé — c’est le système qui nous a demandé de la contraindre.
⚙️ La violence systémique invisible
Aujourd’hui, la norme du sommeil continu de 7–8 heures s’impose comme une vérité scientifique. Mais elle est aussi une norme industrielle :
Elle s’aligne sur les horaires de travail.
Elle rend nos rythmes biologiques compatibles avec la machine économique.
Elle transforme la variabilité humaine en pathologie :
> Se réveiller la nuit ? → “insomnie”.
> Être fatigué au bureau ? → “trouble du sommeil”
C’est une forme de violence systémique : celle qui pathologise le vivant pour le rendre plus prévisible, plus productif, plus conforme.
🌌 Retrouver le vivant
Peut-être que nos corps ne sont pas “déréglés”.
Peut-être qu’ils se souviennent simplement d’un rythme plus juste, plus lent, plus respectueux de la nuit.
Peut-être que nous n'avons pas touti les mêmes rythmes
Et si, au lieu de chercher à “corriger” notre sommeil, on commençait à interroger la norme qui nous empêche de dormir à notre façon ?
Sources :
Ekirch, A. Roger. At Day’s Close: Night in Times Past (2005).
Wehr, Thomas A. “In short photoperiods, human sleep is biphasic.” Journal of Sleep Research 1.2 (1992): 103–107.
BBC Future. The lost medieval habit of ‘two sleeps’.
National Geographic. Polyphasic and biphasic sleep: the science behind segmented sleep.
The Conversation. Did we used to have two sleeps rather than one? Should we again?.



